Exposition virtuelle JEAN CARBONNIER


L'art législatif

 

Convient-il de légiférer par création d’une catégorie nouvelle ou par référence à une catégorie préexistante ? Jean Carbonnier privilégie la seconde attitude.

Convient-il de légiférer par création d’une catégorie nouvelle ou par référence à une catégorie préexistante ? La seconde attitude est très conforme à l’esprit juridique, car il est de l’essence du droit de relier l’avenir au passé.
(Droit civil, Introduction [25], PuF, 2004 )

La science de la législation ayant pour premier objet de déterminer le besoin social de lois, des travaux préparatoires d'un genre nouveau vont succéder aux observations des juges : des instruments efficaces d'information allaient permettre d'intercepter « l'écran élitariste » des états-majors des associations et corporations juridiques en sondant le peuple des justiciables et ainsi de fournir des éléments de décision.


Extrait de : Le droit au non droit, Claude Vajda (réalisateur), Présence protestante, 1993 © INA.
Durée 53 s.

La croyance collective faisant partie de l’équité, l’enquête d’opinion publique peut ainsi révéler la croyance qu’une solution est équitable.
Pour la première fois, en 1963 et 1964, la sociologie est appelée à la demande du Garde des Sceaux, Jean Foyer, à prendre part aux travaux législatifs en vue d’un rajeunissement du droit civil de la famille, phénomène de droit et phénomène de mœurs.

A l’exception du mariage et de l’état civil, tous les titres du livre premier du Code civil allaient être remaniés par un train de réformes ayant en vue d’une part l’égalité et les discriminations de naissance, de l’autre une libéralisation en accord avec la quête du bonheur individuel.
Enquêtes et sondages furent entrepris par l’IFOP, puis par l’INED en vue de contribuer à « atténuer cette sorte d’aliénation du peuple à l’égard du droit ». Jean Carbonnier se mit alors mentalement en congé de citoyenneté, non de nationalité, pour préserver davantage son extériorité aux courants politiques. Ainsi, il prit part à l’élaboration de pas moins de neuf lois.

On se sent tout bête de constater qu’au bout du compte ces lois sont au nombre de neuf, comme les Muses. Nul artifice, pourtant. (…) L’unité d’objet s’inscrivait dans les intitulés mêmes des lois ; toutes avaient entendu réformer par pans entiers le droit civil des personnes et de la famille.
(Essais sur les Lois, 1995, Defrénois, p. 19)


Extrait de : Entretiens avec le doyen Jean Carbonnier,
Le Bien commun, France Culture, 2002 © INA

Durée 2mn. 40s.

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Allégorie de la justice
© Ordre des avocats de Paris
Il y avait deux écueils à éviter : d’une part l’uniformité obligatoire, de l’autre une pluralité de modèles sans poids historique et démographique suffisant.

En 1964, la tutelle cessa d’être une institution de lignage, la famille conjugale en devint le soubassement, avec le juge des tutelles veillant au fonctionnement du conseil de famille. Suite aux observations de sociologues dans des grands ensembles urbains, constatant la prise en charge fréquente d’enfants mineurs de parents disparus par des voisins, la loi autorisa le juge chargé de composer le conseil à faire appel à ces derniers.

Existait-il, pour cette réforme de la tutelle, une urgence législative ? En doctrine, la critique du système légal était à peu près unanime. Et, au niveau des faits, il est bien certain que les moeurs, la jurisprudence, la pratique extrajudiciaire n’avaient pu accomplir ici leur œuvre habituelle d’aménagement.
(Essais sur les Lois, 1995, Defrénois, p. 23)

En 1965, la réforme des régimes matrimoniaux fit de la communauté réduite aux acquêts le nouveau régime légal et conféra aux femmes la plénitude de leur droit de propriété sur leurs propres biens et un pouvoir de co-gestion sur la communauté pour les actes les plus graves.

La loi du 13 juillet 1965 portant réforme des régimes matrimoniaux apparaît comme une réponse que le droit français a entendu donner à des transformations économiques, sociales, psychologiques, dont la réalité, sinon l’ampleur réelle, n’était guère niable. Il y a, dans cette loi, un esprit évolutionniste évident.
(Essais sur les Lois, 1995, Répertoire du notariat, Defrénois, p. 42)

En 1968, la réforme du droit des incapables majeurs institua une diversité de régimes en vue de protéger ses anormaux.

Les institutions nouvelles (…) ont vocation à être des techniques de masse, couvrant une part aussi vaste que possible, sinon la totalité du besoin de protection. Pour elles, le succès à espérer est dans l’application populaire, non dans l’ingéniosité des obstacles à élever devant l’application.
(Essais sur les Lois, 1995, Defrénois, p.64)

En 1970, la réforme de la puissance paternelle ré-équilibra les pouvoirs à l’intérieur du mariage en y substituant la notion duale et complémentaire d’autorité parentale, droit-fonction ayant pour finalité la protection de l’enfant, sa sécurité, sa santé, sa moralité.

A la veille de la loi du 4 juin 1970, que restait-il de la puissance paternelle ? A son sujet, comme pour tant d’autres institutions civilistes, c’était devenu, mi-juridique mi-sociologique, une genre littéraire assez banal que la description crépusculaire. Tout se passait comme dans la ballade de Goethe : le père pouvait bien se figurer qu’il tenait encore l’enfant dans ses bras, mais de plus en plus le petit lui échappait, écoutant les voix étrangères. Et pas plus juristes que sociologues n’avaient la naïveté d’imaginer que, par des lois – surtout par une simple loi de droit civil – le cours des choses pourrait être renversé, que le Roi des Aulnes s’évaporerait avec l’essaim dansant de ses filles.
(Essais sur les Lois, 1995, Defrénois, p. 82)

En 1971, la réforme des liquidations successorales protégea le principe de l’égalité successorale, menacée par la dépréciation monétaire.

Or, dans l’évolution contemporaine de la famille, et même du droit de la famille, des phénomènes sont apparus, qui suggèrent plus d’une retouche à l’idée d’égalité. Les dieux feront le tri entre les projets et les chimères.
(Essais sur les Lois, 1995, Defrénois, p. 101)

En 1972, la réforme de la filiation mit fin aux discriminations de naissance et inégalités héréditaires en faisant entrer pleinement l’enfant naturel dans le cercle des héritiers.

Le compromis de 1972 pourrait bien être celui-ci : que, tout en s’appropriant du système de l’an II l’aspect égalitaire, la loi nouvelle répudie une part de son aspect volontariste. Il se serait conclu une transaction entre le rationalisme du droit révolutionnaire et l’empirisme de l’Ancien Droit.
(Essais sur les Lois, 1995, Defrénois, p.113)

En 1974, l’âge de la majorité fut abaissé à 18 ans.

 Le législateur français avait tant fait pour la femme, dans ces dernières années, qu’il lui fallait peut-être tenter quelque chose pour l’enfant. (…) La minorité, en sa phase critique, la seule cependant qui serait aménageable, n’est qu’un passage éphémère, le seuil de la vraie vie. La loi ne réussit pas bien à construire du droit sur ce qui est impatience, avant-veille d’un refoulement dans l’oubli profond, vapeur d’une matinée de printemps. 
(Essais sur les Lois, 1995, Defrénois, p.129-130)

En 1975, la réforme du divorce accommoda le divorce à la diversité des types de divorçants par un système pluraliste, instituant un modèle juridique polymorphe à quatre types, où, à côté du divorce-sanction, furent prévus deux cas de divorce remède (divorce pour rupture de la vie commune et divorce pour faute) et un divorce contractuel (divorce par consentement mutuel). L’enquête de l’INES avait montré les effets nocifs de l’interdiction du divorce par consentement mutuel.

La réforme du divorce s’est faite en trois temps : celui des juristes, celui des politiques, celui des juristes encore. Les juristes ont eu à recoudre après le passage des politiques.
(Essais sur les Lois, 1995, Defrénois, p.132)

En 1977, la réforme de l’absence fit bénéficier le présumé absent des mêmes protections que le
mineur, et l’absent déclaré fut traité comme mort.

L’économie du titre Des absents en a été fondamentalement changée. L’absence a dépouillé la nature –philosophiquement si remarquable – qui lui avait été imprimée en 1804, d’incertitude inachevée entre l’être et le néant, pour se reconstituer en une succession de deux quasi-certitudes antagonistes : l’absent présumé est traité comme vivant ; l’absent déclaré est traité comme mort.
(Essais sur les Lois, 1995, Defrénois, p. 173)