Exposition virtuelle JEAN CARBONNIER


Le non-droit

 

Flux et reflux des différents systèmes normatifs : c’est dans ce contexte que prend toute sa signification le non-droit dans sa réalité multiforme et son rapport dialectique au droit.

Pluralismes normatifs et échanges internormatifs sont au fondement même du non-droit, comme théorie sociologique, hypothèse explicative et option de politique juridique.

En sociologie, c’est l’observation de phénomènes d’absence ou de retrait du droit dans des situations où il devrait être présent selon sa finalité dogmatique – syncopes du droit. (…) En traitant par le non-droit un évènement de nature indéterminée, on lui donne un sens rationnel qu’aucune analyse juridique ne lui aurait procuré. (…) dans la notion même du non-droit, il y a une préférence latente pour l’abstention du droit, un encouragement à s’abstenir du droit le plus possible. L’encouragement s’adresse au juge comme au législateur.
(Droit civil, Introduction [63] PuF, 2004 )

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Allégorie de la Justice
© Ordre des avocats de Paris

Extrait de : Trois thèmes de sociologie du droit par Jean Carbonnier
CD «  Les grands juristes contemporains » © LADEF

Durée 2 min. 21 s.

 

Dès 1956, lors d’un colloque de la Faculté de droit de Strasbourg consacré à Méthode sociologique et droit, Jean Carbonnier estimait que tout est à faire et proposait un programme de recherche mentionnant en particulier le non-droit.

La sociologie juridique a pour l’heure étudié la règle de droit (…) qu’elle étudie aussi le jugement. Elle a surtout étudié le droit ; qu’elle étudie aussi le non-droit, tous les phénomènes d’absence de droit.
(Flexible Droit, L.G.D.J., 1969, p. 269)

La notion de non-droit apparaît en 1957 au détour d’une étude sur l’esclavage,

Sa qualité de sujet de droit, pauvre de droits subjectifs dans un droit objectif peu souriant, peut-être l’eût-il volontiers échangée contre le non-droit du marronnage.
(L’esclavage sous le régime du Code civil, in Flexible droit, L.G.D.J., 2001, p. 254)

puis, deux ans plus tard, c’est le vide juridique de la nuit qu’il souligne.

La crainte fixe de la société est que, de ce vide qu’elle se sait impuissante à remplir, ses adversaires ne s’emparent. La nuit offre aux ennemis des lois, dans ses replis innombrables, une base de départ autant qu’un refuge. (…) Le risque est qu’ils ne se forment en une société rivale ; que du non-droit, ils ne préparent un contre-droit.
(Nocturne, in Flexible droit, L.G.D.J., 2001, p. 65)

C’est en 1963, lors d’un colloque de philosophie du droit consacré au dépassement du droit, qu’il présente l’hypothèse du non-droit, notion qui par les uns fut mal comprise et pour d’autres fit scandale. Le sommeil sera six ans plus tard prétexte à un brillant retour sur ce concept.

S’endormir, c’est déposer le fardeau juridique. Le débiteur ne doit plus, le condamné ne subit plus sa peine. Le Français rêve peut-être en français, mais il n’est plus Français. Les songes ont beau nous être donnés par la société, le sommeil nous est donné contre elle. L’homme qui dort est sorti de l’univers sur lequel le droit exerce son empire, il a refermé derrière lui le portail du non-droit. Parlons bas, tout de même.
(Le sommeil, in Flexible droit, L.G.D.J., 2001, p. 71)

En 1971, l’épigraphe fameuse de mai 1968, « Il est interdit d’interdire »,
lui suggère une maxime de non-droit : « Ne légiférer qu’en tremblant. »

Et ce serait déjà un beau résultat si nos hommes de gouvernement consentaient à prendre conseil de quelques maximes, inspirées de l’hypothèse et pourtant raisonnables, telles que Ne légiférez qu’en tremblant, ou bien Entre deux solutions, préférez toujours celle qui exige le moins de droit et laisse le plus aux mœurs ou à la morale.
(Scolie sur le non-droit, in Flexible droit, L.G.D.J., 2001, p.50)

Le droit doit contribuer à son propre désarmement et développer des systèmes de remplacement où la compétence pour interdire est déplacée du droit vers d’autres systèmes normatifs. En 1989, lors d’un colloque de philosophie du droit sur le sujet de droit, il fait une communication sur le non-sujet de droit.

Le non-sujet de droit, c’est l’être, la chose au sens le plus vague de ces termes, qui n’est titulaire ni de droits, ni d’obligations, qui n’est pas assujetti au droit subjectif, qui n’a pas de personnalité, etc. On peut varier les formules négatives, mais il importe d’être en garde contre une négativité sans rivages. Tout ce qui n’est pas sujet de droit, n’est pas non-sujet de droit (de même que tout ce qui n’est pas droit n’est pas non-droit), une limitation rationnelle est indispensable. Sinon, tout serait non-sujet de droit, jusqu’aux étoiles. Il n’est de non-sujets de droit que ceux qui avaient vocation théorique à être sujets de droit, et qui sont empêchés de l’être. L’essentiel est dans un mouvement de rejet ou d’inhibition.
("Sur les traces du non-sujet de droit", in Flexible droit, L.G.D.J., 2001, p. 233)

A l’absence et au retrait font ainsi écho l’abstention et l’autolimitation, en réponse aux phénomènes d’inflation : inflation du droit avec le pullulement des droits subjectifs et inflation des lois, quand l’Etat, imprégné d’une conception volontariste de la loi, pousse la passion du droit jusqu’à s’identifier à lui. La loi cesse alors d’être la proclamation d’une règle générale et permanente et devient un procédé de gouvernement et de gestion.


Extrait de : Le droit au non droit,
Claude Vajda (réalisateur),
Présence protestante, 1993 © INA

Durée 2 min. 22 s.

L’option du lege non ferenda sera un leitmotiv qu’il développera tant dans ses Essais sur les Lois de 1979, (réédités en 1995) qu’en 1996, dans Droit et passion du droit sous la Vème République, enflammée pour toujours plus de droit impérieux.

N’accepte de faire de loi que si tu y crois, non pas à la loi, mais à la nécessité d’en faire une. Et dis-toi bien qu’en acceptant tu te feras autant d’ennemis qu’il y avait de tes semblables capables d’en faire autant
("Leçons de lois, II", in Essais sur les Lois, Defrénois, 1995, p. 228)

Contre le flux des lois nouvelles un moratoire législatif, constitutionnellement proclamé, pourrait avoir les vertus d’une cure de repos. Mais on devine les résistances politiques. Quant à réduire le stock existant, autant s’attaquer aux écuries d’Augias en l’absence d’Hercule
(Droit et passion du droit sous la Ve République, p.112)

L’amour du droit pouvant mettre la raison en déroute au point de nous rendre incapables de concevoir les rapports entre hommes autrement que comme des rapports de droit, Jean Carbonnier proposa d’inscrire un article zéro en tête du Titre préliminaire du Code civil.

Ce serait un article zéro : l’amour du droit est réductible en cas d’excès.
("Scolie sur le non-droit", in Flexible droit, L.G.D.J., 2001, p.51)