Exposition virtuelle JEAN CARBONNIER


Le pédagogue

 

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Jean Carbonnier, 1946
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Jean Carbonnier a laissé un vif souvenir à tous ses étudiants, devenus pour certains enseignants à leur tour et parfois désireux de témoigner de l’empreinte laissée sur eux par le Doyen.
Hommage à Jean Carbonnier, Dalloz, 2007 (spécialement les contributions de MM. Bénabent, Legeais, Lequette, et Pédamon qui ont nourri le présent texte)

Il était lui-même un enseignant paradoxal. A l’exception des premières années d’école primaire, son éducation avait été confiée à un précepteur. Il a ainsi été un « non élève », puis un « non étudiant », fréquentant peu les amphithéâtres de Bordeaux, et ne se rendant guère à la Faculté que pour les examens, et, plus tard, pour travailler sur sa thèse.

Au lendemain de son agrégation, à la fin de 1937, on lui demande d’enseigner à Poitiers la procédure civile en troisième année de licence, ce qui lui convient assez bien.

Mes étudiants étaient charmants. (…) j’officiais en 3e année, la dernière, et (…) le filtre avait déjà joué. De sorte que les examens n’avaient pour moi rien de ce jeu de massacre dont la perspective m’avait glacé d’avance à l’entrée dans la carrière ».
(« Reflets d’arcades sur fond de droit : souvenirs d’un devenir à la Faculté de Poitiers », Ecrits, PuF, 2008, p. 25)

Après avoir été mobilisé en 1939 dans les services militaires de santé, il dut prendre la relève de Jean Hardouin, civiliste mort au combat. Le cours de droit pénal qu’il avait secrètement préparé ne lui servira donc jamais.

Je vais vous livrer une confidence. Toute ma vie, j’ai eu envie d’enseigner le droit pénal. Mais, chaque fois que l’occasion semblait s’en profiler, des circonstances légitimes surgissaient, auxquelles je ne pouvais qu’acquiescer de bon cœur, qui faisaient filer le cours en d’autres mains. N’empêche que tous les étés, je préparais ce cours de droit pénal, voué à rester inédit.
(« Reflets d’arcades sur fond de droit : souvenirs d’un devenir à la Faculté de Poitiers », Ecrits, PuF, 2008, p. 26)

Jean Carbonnier consacra dès lors surtout son enseignement au droit civil dans les trois années de licence. En sortiront les célèbres manuels de droit civil publiés aux Presses universitaires de France (collection Thémis, puis Quadrige).

Un cours de licence en droit est nécessairement quelque chose d’élémentaire (…). A ce degré, le devoir est d’enseigner des certitudes, la positivité.
(« Reflets d’arcades sur fond de droit : souvenirs d’un devenir à la Faculté de Poitiers », Ecrits, PuF, 2008, p. 29)


A Poitiers, il suivait une promotion pendant les trois années de licence.

Dans les rapports avec les étudiants, être un civiliste n’était pas sans avantage. Passant avec eux un contrat de trois ans, le professeur de droit civil acquérait une autre mesure du temps. Il comptait son âge non plus par années, mais par promotions. C’est ainsi qu’en 15 ans de droit civil, de 1940 à 1955, j’ai connu seulement 5 volées d’élèves. 5 fois seulement j’ai senti revenir en moi les mêmes sujets (…). J’avais le sentiment de vieillir moins vite.
(« Reflets d’arcades sur fond de droit : souvenirs d’un devenir à la Faculté de Poitiers », Ecrits, PuF, 2008, p. 28)

 

Il manifestait ainsi tous les trois ans son regret de quitter ses étudiants, mais ce sentiment était tempéré par l’idée de retrouver une nouvelle promotion à l’automne suivant.

Tous les trois ans je meurs, mais tous les trois ans je renais 
(Cours de droit civil de 3e année, Poitiers. Propos rapporté par M. Pédamon, op. cit)

Il assurait aussi des cours de doctorat portant sur le droit civil approfondi ou le droit comparé.

En parallèle avec la licence, j’assurais, il est vrai, un cours de doctorat, un cours de droit civil approfondi. Il permettait à la fois la recherche, la systématisation et la controverse.
(« Reflets d’arcades sur fond de droit : souvenirs d’un devenir à la Faculté de Poitiers », Ecrits, PuF, 2008, p. 29)

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J. Carbonnier au milieu d'étudiants en 1946
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Il devint Doyen de la Faculté de droit de Poitiers en 1950 et exerça ces fonctions pendant trois ans et demi. A ce titre, il joua un rôle dans la réforme des études juridiques, qui aboutit au décret du 27 mars 1954, instituant la licence en quatre ans et trois spécialisations : droit privé, droit public, économie politique. Avec l’économiste Daniel Villey, il critiqua l’architecture générale de cette réforme, qui est approuvée par la plupart des établissements (à l’exception d’Alger, Lyon et Poitiers).

Les Facultés de droit furent consultées. Celle de Poitiers fut contre. Elle était traditionnelle, mais peut-être était-elle raisonnable aussi. Elle avait son contre-projet, qui consistait à organiser une meilleure répartition des rôles entre licence et doctorat, à rendre le doctorat plus fréquent, plus fréquentes par conséquent des dissertations non massives, propres à constituer une forme, adaptée au droit, de la recherche scientifique .
(« Reflets d’arcades sur fond de droit : souvenirs d’un devenir à la Faculté de Poitiers », Ecrits, PuF, 2008, p. 29)

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Centre universitaire Panthéon
© Université Paris 1 Panthéon Sorbonne 2004

Jean Carbonnier quitta Poitiers pour Paris en 1955.

Le cours polycopié régnait alors en maître dans les Facultés de droit. Le professeur venait le lire en chaire, et l’étudiant le recevait quelques semaines plus tard sous forme imprimée, s’il avait pris la précaution de s’abonner aux cours de droit. La Bibliothèque Cujas a numérisé certains de ces précieux documents – dont certains ont été aimablement cédés par le Professeur François Terré – afin d’en faciliter l’accès et de permettre de suivre l’évolution de la pensée du Doyen.

Accès au texte intégral des cours polycopiés numérisés de J. Carbonnier

A Paris, Jean Carbonnier s’attacha à concevoir un enseignement oral qui ne fît pas double emploi avec ses manuels de droit civil. Comme à Poitiers, il utilisait fréquemment, comme procédé rhétorique, l’appel à un personnage imaginaire, qui était toujours un contradicteur avec lequel il débattait. Il laissait ensuite à ses étudiants toute liberté pour arbitrer entre les thèses antagonistes.

Pis encore, j’avais introduit dans mes chroniques un personnage de comédie, que je nommais le Sophiste. « Mais, dira le Sophiste, … », « le Sophiste pourra répondre que… ». En général, il disait le contraire de ce que la Cour de Cassation avait affirmé.
(« Reflets d’arcades sur fond de droit : souvenirs d’un devenir à la Faculté de Poitiers », Ecrits, PuF, 2008, p.33)

A cette époque où n’existaient pas de travaux dirigés obligatoires, il organisait régulièrement des conférences de méthode où il apprenait à ses étudiants à commenter des articles du Code civil, à comparer des institutions ou à résoudre divers cas pratiques. Au commentaire d’arrêt académique, il préférait le cas pratique, résolu au moyen de documents variés, estimant sans doute cette démarche plus proche de celle que ses étudiants auraient à mettre en œuvre dans leur vie professionnelle. Il leur confiait également des exposés, qu’il jugeait avec indulgence et humour.

 

Ses cours de droit civil faisaient souvent référence aux solutions pratiquées à l’étranger, notamment en Allemagne et en Italie, pays dont il maîtrisait parfaitement la langue. Il encourageait d’ailleurs ses étudiants à poursuivre leur formation juridique hors de France. Jean Carbonnier était aussi très accueillant à l’égard des étudiants étrangers.

Le cours de droit civil comparé qu’il enseignait en doctorat accordait une place importante aux perspectives sociologiques. Il explora ainsi et développa en France la sociologie juridique, alors peu prisée des juristes de stricte obédience. Les méthodes d’enseignement des deux disciplines étaient pour lui fort différentes, mais il les pratiquait avec un égal bonheur.


Extrait de : Le droit au non droit, Claude Vajda (réalisateur), Présence protestante, 1993 © INA.
Durée 35 s.

Professeur à la frêle silhouette, Jean Carbonnier n’en dégageait pas moins une grande autorité lorsqu’il dispensait son enseignement dans le grand amphithéâtre d’Assas. Il faisait toujours cours debout, sans notes, seulement armé de son Code civil. Il possédait un art consommé de la synthèse, parvenant à éclairer en quelques phrases et quelques formules brillantes une institution, un concept juridique ou une partie du programme. Dans ses cours, il se montrait toujours respectueux de l’opinion d’autrui, même s’il ne la partageait pas. Il encourageait au reste ses étudiants à partager cette tolérance.

Vous avez pu vous étonner, quand je vous exposais des controverses juridiques, que je me sois abstenu parfois de prendre une position ferme, de trancher nettement entre les thèses en présence, c’est que j’entendais vous laisser libres de choisir, libres de vous forger une opinion personnelle.
(Cours de droit civil de 3e année, Poitiers . Propos rapporté par M. Pédamon, op. cit. )

 Je respecte en effet toute liberté, surtout celle des autres.
(Cours de droit civil de 3e année, Poitiers . Propos rapporté par M. Pédamon, op. cit. )