Exposition virtuelle JEAN CARBONNIER


Le Musée Imaginaire

 

Humaniste et homme de culture, le Doyen Jean Carbonnier était autant versé dans la connaissance des arts que dans celle du droit ou de la littérature. La sociologie juridique se devait aussi, selon lui, d’étudier les documents littéraires et iconographiques.

Mais, de même que le roman le plus strictement littéraire peut charrier des paillettes juridiques, dans l’œuvre d’art, sous un sujet parfaitement étranger au droit – scène de genre, portrait, paysage, voire nature morte – le juriste peut percevoir quelque chose qui s’adresse obscurément à lui. L’analyse iconographique fera remonter ce juridique à la lumière.
(Sociologie juridique, PuF, 2004, p. 183)

 

Dans nombre de ses écrits ou des entretiens qu’il a accordés apparaissent ainsi, non seulement des allusions à des tableaux célèbres, mais aussi de véritables commentaires juridiques d’œuvres picturales. Il semble avoir particulièrement apprécié le Musée du Louvre. Le prêteur et sa femme de Quentin Metsys est l’occasion pour lui de réfléchir aux relations entre la monnaie, le pouvoir et la justice. Le tricheur à l’as de carreau de Georges de la Tour lui permet d’analyser les jeux complexes entre le licite et l’illicite. Le portrait du chancelier Séguier par Charles Le Brun lui offre l’occasion de disserter sur le droit d’Ancien Régime. Il met en parallèle L’accordée de village de Jean-Baptiste Greuze avec Le contrat de mariage de William Hoggarth, conservé à la National Gallery de Londres. Lui-même parle d’un « musée imaginaire du droit » (Sociologie, juridique, PuF, 2004, p.183) où les tableaux représentant le jugement de Salomon (pense-t-il à Poussin ?) voisinent avec les tableaux muraux Le Crédit est mort du début du XIXe siècle. Il n’y a guère que le Pèlerinage à l’île de Cythère d’Antoine Watteau pour évoquer selon lui une société utopique sans droit.
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Georges de La Tour, Le tricheur à l’as de carreau, 1635 (Musée du Louvre)
© RMN / Gérard Blot


Extrait de : Le droit au non droit,
Claude Vajda (réalisateur),
Présence protestante, 1993 © INA

Durée 2min. 16s.

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Quentin Metsys, Le prêteur et sa femme, 1514, (Musée du Louvre)
© RMN / Gérard Blot
Le développement de la pesée privée à partir du Moyen Âge s’explique par le désordre monétaire croissant et par une défiance aiguë à l’égard des émetteurs. Le peseur d’or (qui est quelquefois une peseuse, preuve, s’il en était besoin, que l’indépendance de la femme ne date pas de 1965), est ainsi devenu un personnage familier aux peintres, spécialement Flamands ou Hollandais à cause de l’intensité du commerce, au XVIe (Quentin Matsys, Jan Van Hemessen) et au XVIIe (Rembrandt, Salomon Koninck, Pieter de Hooch). Assez souvent, on a cru sentir dans ces tableaux une sorte de blâme jeté sur l’auri sacra fames. L’interprétation est probablement exacte pour quelques-uns (ainsi pour le prêteur sur gages de Matsys, qui pourrait bien être un tricheur, marié à une sainte) ; mais on en a fait tant de gloses (Cf. SULZBERGER, Bull. des musées royaux de Beaux-Arts de Belgique, XIV, 1965) ! En général, cependant, l’intention moralisante paraît être ailleurs : à travers le mythe de la balance, elle porte sur l’indispensable justice des poids et mesures, justice qui est justesse. Il faut que toute mesure soit juste, et la monnaie elle-même est une mesure. S’il y a un blâme implicite, il s’adresse au prince, absent du tableau autrement qu’en effigie, parce que, par son improbité monétaire, il contraint les particuliers à peser les espèces. La leçon n’est pas sans rapport avec la Bible (Lév. 19 : 35 ; Deutér. 25 : 13 s. ; Prov. I I : 1, 16 : 11, 20 : 23), ni avec l’enseignement de Calvin (Commentaire du Lévitique, Sermon sur le Deutéronome).
("L’imagerie des monnaies", in Flexible Droit, L.G.D.J., 2001, n. 28, p. 402)

Cependant, pour la plus grande part, le musée imaginaire du droit est constitué de peintures et de sculptures dont la finalité, plutôt que juridique, est purement esthétique (ou peut-être, parfois, documentaire). Si la finalité n’est pas juridique, le sujet peut l’être – juridique ou plus fréquemment judiciaire (témoins en soient les innombrables « Jugements de Salomon ») parce qu’une scène de tribunal est, pour le spectateur profane, la représentation la plus pittoresque du droit.
(Sociologie juridique, PuF, 2004, p. 183)

« Cette intelligence juridique reçue d’en haut, Salomon l’appliqua à la législation. (…) Mais plus encore que dans la règle abstraite, il semble qu’il excellait dans le cas concret. Plus que législateur, il fut juge, le juge inné, le juge proverbial.
(« La justice de Salomon », in Flexible Droit, L.G.D.J., 2001, p. 435)

« La question de droit paraît avoir son siège dans la matière de la filiation – non point recherche de maternité par l’enfant, mais l’inverse, revendication de l’enfant par la mère. Tous les éléments de la filiation ne sont pas en débat, mais uniquement celui que les civilistes appellent l’identité : l’identité de l’enfant en litige avec l’enfant dont la prétendue mère est accouchée. Ce thème des substitutions d’enfants au berceau a joué un rôle important dans la mythologie de tous les peuples.
(« La justice de Salomon », in Flexible Droit, L.G.D.J., 2001, p. 438)


Nicolas Poussin, Le jugement de Salomon, 1649 (Musée du Louvre)
© RMN / René-Gabriel Ojéda
Le Brun a longtemps été ravalé par les artistes au rang de photographe de cour, surtout habile à flatter l’orgueil de ses modèles. Partant de là, on peut ne sentir dans le tableau que le ridicule involontaire d’une parade pompeuse, et ne retenir de Séguier que l’image d’un magistrat à l’œil avachi, se laissant porter comme une relique. Mais notre époque se montre plus juste envers Le Brun : il savait pénétrer les caractères, et l’arrangement de ses détails n’était point insignifiant. Sur cette pente, on retrouvera la gravité du Chancelier, qui est au fond une tristesse. Sa paupière est lourde d’avoir aperçu tant d’injustices. On n’a pas été ministre de la Justice durant un quart de siècle sans en avoir aperçu beaucoup. Lui-même – esprit délicat, d’ailleurs, et fin lettré – n’avait-il pas mené le procès de Fouquet avec une partialité éhontée et essayé de pousser le surintendant à la mort ? Dans cette reconstruction du tableau, les pages (plutôt des apprentis secrétaires), cessent d’être des accessoires. Leur vivacité rééquilibre la gravité du maître. Leur rivalité latente – le grand porte-parasol se retourne pour toiser le petit porte-queue – est promesse qu’il y aura toujours du droit.
(Sociologie juridique, PuF, 2004, p. 388)
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Charles Le Brun,
Le chancelier Séguier, 1670
(Musée du Louvre)

© RMN / Hervé Lewandowski

 


François Georgin, Crédit est mort, les mauvais payeurs l'ont tué, 1822 (Musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée)
© RMN / Jean-Gilles Berizzi

Une iconographie qui trouve le droit sans l’avoir cherché, c’est l’hypothèse. Il faut souligner le point, parce qu’il existe aussi une iconographie qui est juridique d’intention. Dans une civilisation de l’écriture, les juristes ont perdu l’habitude d’un droit s’exprimant en figures. Le droit du temps passé répugnait moins à être illustré. Soit que l’image fût utilisée pour traduire populairement une manifestation de volonté juridique (tels les tableaux muraux Crédit est mort dans les boutiques, sujet bien connu du folklore), soit qu’elle reçut mission de créer une conscience juridique dans la collectivité (ex. : les tableaux de justice, placés dans les salles d’audience et destinés à impressionner le public).
(Sociologie juridique, PuF, 2004, p. 182-183)

 


Extrait de : Trois thèmes de sociologie du droit
par Jean Carbonnier
CD «  Les grands juristes contemporains » © LADEF

Durée 1min. 47 s.

Antoine Watteau,
Pèlerinage à l’île de Cythère
1717, (Musée du Louvre)

© RMN / Gérard Blot
Jean-Baptiste Greuze,
L’accordée de village,
1761, (Musée du Louvre)

© RMN / Jean-Gilles Berizzi

 

Il est classique, par exemple, de mettre en parallèle le Contrat de mariage de Hogarth avec l’Accordée de village de Greuze. Chez l’Anglais, les deux pères et leur maquignonnage forment le centre du tableau ; les futurs sont relégués dans un coin, déjà séparés avant d’avoir été unis : c’est bien la famille patriarcale, pendue à son arbre généalogique. Chez le Français, à l’opposé, la première place est aux fiancés, la parentèle n’étant plus qu’entourage affectif : la famille conjugale, qui n’a de raison d’être que dans son avenir (symbolisé par les poussins). – Au demeurant, Greuze ne s’est pas uniquement complu dans les douceurs familiales : il a peint aussi la famille comme lieu de tension (La Mère en courroux, La Malédiction paternelle)
(Sociologie juridique, PuF, 2004, p. 183)

William Hogarth, Le contrat de mariage, 1743-1745 (National Gallery, Londres)
© The National Gallery