Le pluralisme des normes
Là où le juriste ne voyait que du droit, le Doyen Carbonnier ouvrit l’horizon.
• Première ouverture
cohabitant avec les sciences proprement juridiques, les sciences collatérales observent les phénomènes du droit dans leur contexte social : histoire du droit et droit comparé, sociologie et psychologie du droit, ethnologie et anthropologie juridique, linguistique juridique, analyse économique du droit. Jean Carbonnier voue un intérêt égal à l’une et à l’autre catégorie.
A toutes les époques, le droit a eu ses savants, mais on doute qu’il soit une science. Une définition célèbre, venue du droit romain, en ferait plutôt un art : Jus est ars boni et aequi (l’art du bien et du juste). (…) Mais, si tout ensemble de connaissances raisonnées et coordonnées mérite ce nom (ne fût-ce que par opposition à l’empirisme), il est bien certain qu’il existe une science du droit.
(Droit civil, Introduction [22] PuF, 2004)
Extrait de : Trois thèmes de sociologie du droit par Jean Carbonnier
CD « Les grands juristes contemporains » © LADEF
durée 1 min. 39 s.
• Deuxième ouverture
substituant la notion de norme à celle de règle, Jean Carbonnier jeta un pont entre le droit et les autres systèmes normatifs, la norme opérant non par commandement autoritaire mais par régulation, ajustement, rétablissement. Atténuant ainsi la raideur perçue dans le mot règle, il proposait un droit flexible et une sociologie juridique sans rigueur.
Jean Carbonnier prêta ainsi une grande attention aux sociétés dont le passé très lointain est encore toujours vivant, où la coutume est le peuple souverain, où le droit est pensé non comme une règle imposée par la force mais comme une paix, une concorde, un équilibre, à gagner par la conciliation et la réconciliation.
En tant que culture juridique, le droit repose, à ses yeux, sur un ensemble de mythes et de coutumes, d’idées et de valeurs, qui contribue à modeler la psychologie de ses membres. Ainsi de la place capitale de la laïcité, « mythe » dont il faut resituer la place, notamment dans la pensée d’inspiration protestante.
Le métissage des cultures juridiques par la greffe d’un droit étranger sur un droit autochtone introduit une dualité de modèles normatifs qui le frappe dans ses conséquences individuelles.
La dualité de modèles normatifs pourrait soumettre l’individu à une sorte de schizophrénie, s’il ne puisait dans son vouloir-vivre des réactions de défense – soit qu’il élimine le modèle exotique, soit qu’il en retienne seulement un moyen de réinterpréter, donc de perpétuer le modèle autochtone.
(Sociologie juridique, PuF, 2004, p. 384)
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• Troisième ouverture
les phénomènes
de pluralisme juridique d’ordre collectif et individuel, de
concurrence et de survivance tendent à être incompris
voire ignorés dans les sociétés de type légaliste,
issues de la création des Etats-Nations, à la conception
unitaire du droit qui le confond avec l’Etat.
Aujourd’hui tout un émiettement de l’Etat
national, au dessous et au dessus, a conduit à une pluralité
de foyers générateurs de droit : reconnaissance de
la notion d’entreprise, poussée de l’action syndicale,
reconnaissance des pouvoirs économiques, décentralisation,
pouvoir des organismes internationaux, puissance des multinationales.
Il faut y ajouter les traités et accords internationaux,
qui ont une autorité supérieure à celle des
lois : le droit communautaire, la Convention européenne des
Droits de l’Homme et la Convention internationale des droits
de l’enfant.
(…) il est des droits venus d’ailleurs qui portent à notre droit un intérêt possessif. A la vérité, les droits venus d’ailleurs sont des droits venus de nulle part, des droits qui n’ont ni histoire, ni territoire : ils ont surgi d’abstractions.
(Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, 2006, p. 47-48)
• Quatrième ouverture
des systèmes autonomes de normes issues de phénomènes infra-juridiques n’ont pas leur siège dans la société globale mais dans des fractions de population relativement isolées ayant leur propre culture. Jean Carbonnier analyse ainsi le droit folklorique, le droit enfantin, le droit populaire (vulgaire).
on est tenté de se dire que ces coutumes sont trop extérieures pour révéler du juridique. Mais ce serait oublier que la forme est une dimension nécessaire du droit et que, d’ailleurs, les usages cérémoniels permettent souvent de pénétrer au fond même des institutions (ainsi, à tort ou à raison, des coups de fusil on a conclu au mariage par rapt, et des pièces de monnaies [déboursées pour solenniser un mariage] au mariage par achat.
(Sociologie juridique, PuF, 2004, p. 367)
[Jean Carbonnier expose une première forme de droit enfantin, celui imposé à l’enfant par la société adulte.] Mais voici une autre forme : le droit enfantin imité. Les enfants singent dans leurs jeux les jeux juridiques de leurs parents. Les fillettes jouent à la marchande, donc aux contrats. C’est un droit de caricature, mais le grossissement caricatural facilite l’observation.
(Sociologie juridique, PuF, 2004, p. 370)
Même dans nos sociétés de type légaliste, une frange énorme de droit vulgaire court ainsi, en clair-obscur, le long du système juridique positif. (…) Une forme de droit vulgaire mérite une attention spéciale : c’est celle où, paradoxalement, l’infrajuridique se constitue par une intervention de l’Etat ; (…) Ainsi va s’implanter, et d’abord à l’usage des classes inférieures, une espèce de sous-justice, destinée à rendre effectif au moins un à-peu-près de droit : (…) en France, l’enquête officieuse de la police par-dessous l’instruction réservée au juge.
(Sociologie juridique, PuF, 2004, p. 371-372)
Pour le psycho-sociologue du droit, si un mouvement de rationalisation
caractérise nos systèmes juridiques modernes, nos droits
sont trop historiques pour être parfaitement rationnels :
rationalité et irrationalité s’y mélangent
toujours à des doses variées : ainsi autant le droit
du patrimoine, dominé par le calcul économique, repousse
l’irrationalité, autant le droit des personnes et de
la famille l’attire.
(…) on ne prend pas assez garde que les différentes parties du droit moderne sont inégalement fermées à l’irrationalité ou, si l’on préfère, à la primitivité. Il est un secteur qui le repousse : le droit du patrimoine, dominé par le calcul économique. Mais il en est d’autres qui l’attirent : le droit des personnes et de la famille, où les institutions et les comportements doivent s’ajuster à une trame d’évènements (l’union sexuelle, la filiation, la mort) sur laquelle la raison humaine a peu de prise – et, bien sûr, le droit pénal, si aisément passionné de part et d’autre.
(Sociologie juridique, PuF, 2004, p. 33)
Ainsi la réflexion de Jean Carbonnier embrasse toutes les normes de conduite humaine, droit et mœurs confondues, et parmi ces dernières des systèmes d’usages plus ou moins contraignants selon l’appartenance à des groupements particuliers, sans parler de la morale. A la suite de Marcel Mauss, il élargit le champ de la normativité à des comportements et techniques de normalisation que nous ne ressentons pas toujours comme normes mais qui sont en rapport étroit avec le droit.
Extrait de : Entretiens avec le doyen Jean Carbonnier,
Le Bien commun, France Culture, 2002 © INA
Durée 1 min. 40 s.