Exposition virtuelle JEAN CARBONNIER


La science du droit

 

Il fallut d’abord à Jean Carbonnier maîtriser les deux sciences proprement juridiques, tournées vers le droit positif, celles de la systématisation et de l’interprétation.

Toute science systématise ; mais le droit, sous un certain aspect, semble n’être que cela. Les sources formelles font connaître les règles de droit dans la dispersion et parfois l’incohérence (même la synthèse que tente une codification peut n’être pas satisfaisante), avec des doubles emplois et, à l’inverse, des lacunes. Il faut classer, rassembler, compléter ou éventuellement éliminer, bref mettre en ordre, imprimer aux dispositions particulières l’unité d’un système.
(Droit civil, Introduction [23] PuF, 2004 )

C’est une science certes très particulière que l’interprétation, la recherche du sens. Elle a des analogues bien peu scientifiques (interprétation des songes et des oracles), et d’autres qui le sont davantage (traduction d’un texte étranger). Le vrai est que, quasi intuitive à l’origine et colorée de magie, elle n’est devenue que peu à peu ce qu’elle est aujourd’hui, essentiellement logique, une méthode de déduction à partir de principes. A cet endroit, nous rencontrons la logique juridique, qui tend à s’ériger en discipline distincte, tout en restant une science de textes elle aussi.
(Droit civil, Introduction [24] PuF, 2004 )

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Allégorie de la justice
© BIU-Cujas

Extrait de : Entretiens avec le doyen Jean Carbonnier,
Le Bien commun, France Culture, 2002 © INA
Durée 47 s.



Sa thèse de droit, en 1932, « Le régime matrimonial, sa nature juridique sous le rapport des notions de société et d’association », est une magistrale étude de classification et qualification. Appréhendant la science comme système de rapports logiques établis entre divers concepts, il définit la nature juridique essentiellement comme un rapport de classification faisant saillir les caractères spécifiques qui se retrouvent dans tout régime matrimonial d’une manière constante.

  • Son hypothèse : le régime matrimonial, dans le système français actuel, n’est pas une institution autonome mais repose sur les deux notions indissolublement liées de société et de personne morale.
  • Sa méthode : partir des faits pour s’élever à une construction juridique de pur droit positif, en prenant soin de pratiquer le doute systématique à l’égard des notiones vulgares, praenotiones à l’exemple de R. Bacon dans la scolastique médiévale.
  • Sa conclusion : du seul fait du mariage, la loi établit entre les époux une société civile investie de la personnalité morale, la société conjugale, le ménage.

Au terme de notre étude, il nous apparaît, en somme, que, du seul fait du mariage, la loi établit entre les époux une société civile investie de la personnalité morale, la société conjugale (ou ménage), dont les éléments constitutifs sont donnés par la réglementation même des régimes matrimoniaux, et parfois, à côté de cette société, une fondation privée, la fondation dotale, dont les pièces constituantes s’identifient avec la règle de la dotalité. [en italique dans le texte]
(Le régime matrimonial, sa nature juridique sous le rapport des notions de société et d’association, thèse de doctorat, Faculté de droit de Bordeaux, 1932, Bordeaux 1933, p. 809)


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Allégorie de la justice
© Ordre des avocats de Paris

Le mariage crée ainsi une société, un être de raison ayant des besoins, des intérêts, des droits distincts de ceux des époux.
"De lege ferenda", la femme étant ainsi réellement en droit - sinon en fait- une associée, le législateur devrait pouvoir éviter de légiférer dans l’inconnu.
En 1964-1965, les enquêtes d’opinion publique réalisées par l’IFOP ont montré l’attachement très vif au principe communautaire de toutes les générations, de toutes les catégories sociales sans distinction de sexe. Dans la réforme des régimes matrimoniaux de 1965, le principe communautaire fut non seulement préservé mais renforcé (en même temps que la gestion des propres fut individualisée). Le législateur consacra ainsi l’analyse de Jean Carbonnier selon laquelle le mariage crée une véritable société conjugale en les biens des époux
.

Il serait excessif de parler d’une sociologie législatrice ou normative, ce qui laisserait croire que la sociologie fait loi, ou du moins que le législateur écrit sous la dictée du sociologue. Même chez ceux qui sont le plus favorables à une ouverture sociologique, on reconnaît que la législation reste une opération complexe, d’intelligence et de volonté, dont le législateur juridique doit conserver la responsabilité ; la sociologie peut collaborer à la législation, non pas se confondre avec elle. C’est cette auxiliarité que veut suggérer l’expression de sociologie législative.
(Sociologie juridique, PuF, 2004, p. 227)

L’herméneutique, la deuxième science que le juriste doit maîtriser, est recherche du sens, sens du texte ou sens des faits de l’espèce. Ainsi, appelé à appliquer la règle de droit, le juge fait la transposition de l’abstrait au concret en recherchant le sens de la règle et celle du concret à l’abstrait en donnant du sens aux faits.
Parmi les sciences de l’interprétation, le droit offre cette originalité instructive d’avoir érigé en méthode, dans le judiciaire, la contradiction des interprètes
.

Seule la discussion est féconde parce que seule elle permet de faire sortir de la loi ou de la sentence les contraires dont elles ne sont que le provisoire repos. »
(Le silence et la gloire, Recueil Dalloz, 1951 vol.3, Chronique XXVIII, p.119-122*)


Extrait de : Le droit au non droit,
Claude Vajda (réalisateur),
Présence protestante, 1993 © INA

Durée 1 min. 09 s.

Le droit pose aussi des limites, y compris à la responsabilité.

Dans sa contribution majeure à l’œuvre législative de rénovation du droit de la famille, de 1964 à 1977, Jean Carbonnier aura le souci constant de prendre en compte la jurisprudence, la pratique judiciaire et les réalités sociales dans l’élaboration de la loi et la perspective de son application. Les dispositions ouvertes de son droit flexible seront ainsi susceptibles d’interprétation et d’adaptation par les juges.

Le législateur qui entend que son oeuvre vive, mais ne veut pas la figer, doit savoir creuser à même les textes un au-delà de sa propre pensée.
(Essais sur les Lois, Defrénois, 1995, p. 285)

* Repris dans Ecrits, PuF, 2008.