Exposition virtuelle JEAN CARBONNIER


Texte inédit de J. Carbonnier

 

Summum jus, summa injuria

 

C'est Cicéron qui, de son traité des Devoirs, a transmis la sentence aux pages roses du Petit Larousse. Mais lui-même la présente comme un proverbe qui courait les rues de Rome. À cette lumière, la fameuse sentence pourrait s'illuminer comme un slogan anarchiste : "tout votre beau système de droit n'est que négation du droit, injustice suprême".

Mais est-ce la bonne traduction pour notre temps ? Qui parle encore d'anarchie ? De droite et de gauche, tout le monde communie dans l'État de droit - les uns comptant sur le Droit pour réfreiner l'État, les autres pour le rendre plus audacieux en lui insufflant bonne conscience. Consensus grâce auquel nous sommes inondés de droit.

Droit est cependant un mot double. Si, d'emblée, il évoque les Codes, les lois, les institutions - ce qu'est le droit objectif dans le vocabulaire des juristes -, tout aussi naturellement il peut être senti par l'individu comme une réalité subjective. J'ai le droit de faire ceci, de ne pas faire cela, c'est le droit subjectif, la marge de manoeuvre, le pouvoir que le droit objectif reconnaît à l'individu dans une situation donnée. Or, à l'heure actuelle, la tendance est à subjectiver le droit, à le reconstruire à partir de droits subjectifs. Deux causes ont concouru à cette évolution : la montée de l'individualisme dans les moeurs et des Droits de l'homme dans l'idéologie (les Droits de l'homme, c'est l'aristocratie historique des droits subjectifs). Un exemple récent de l'atomisation du droit : la présomption d'innocence. Elle flottait au-dessus de nous, comme un principe qui n'appartenait à personne en propre. En 1993, le législateur a voulu la fixer dans le Code civil. Comment s'y est-il pris ? Il l'a pulvérisée en droits subjectifs à l'infini. Elle n'est plus désormais que le droit de chacun au respect de la (de sa) présomption d'innocence. Espérons seulement que ce détour obligé par l'individu ne l'aura pas fragilisée.

Car les droits subjectifs ont les faiblesses de leur facilité. Dans les rapports de droit privé, cette facilité est tenue en bride par l'intérêt pécuniaire : les créanciers veillent, en général, à ne pas laisser se créer de droits, de droits de créance, au-delà de la solvabilité probable des débiteurs. En droit public, le souverain n'est pas arrêté par des bornes semblables. Il ne lui coûte guère de semer dans le système juridique, en faveur d'une classe de ses sujets, les droits subjectifs que lui paraissent commander ses desseins politiques. C'est le même entraînement, bientôt peut-être le même vertige que dans l'émission de papier-monnaie. Mais où est le gage qui garantit l'effectivité du pouvoir d'achat ? Pour remplacer l'encaisse-or de jadis, l'orthodoxie monétaire d'aujourd'hui se contente d'un matelas de traites sur l'avenir, à la limite sur la collectivité des contribuables. Seulement paieront-ils ?

C'est le genre de question qui vient à l'esprit quand on parcourt la liste des Droits de l'homme dits de la seconde génération, tels qu'ils sont égrenés dans le Préambule de 1946 ou dans des lois spéciales : "Chacun a le droit d'obtenir un emploi", "La Nation garantit à tous les repos et les loisirs", "Le droit au logement est un droit fondamental"... Cela ressemble fort à des droits de créance. Mais de qui contre qui ? De ceux qui n'ont pas contre ceux qui ont ? ou du citoyen contre l'État-providence ? Dans un cas aussi bien que dans l'autre, il faudra mettre en place toute une organisation, des décrets d'application, une procédure. Pour l'emploi, passez par l'ANPE ; pour le logement, attendez les réquisitions. Il y aura des délais surtout. Les délais de la justice, divine ou humaine, désespèrent, exaspèrent les mortels, à proportion de l'exaltation de la promesse. Ce pourrait être un sens de la maxime : les Droits subjectifs qui ont été proclamés de plus haut (summum jus) sont ceux qui engendrent la frustration la plus amère (summa injuria).

Ces réactions individuelles ont forcément leur prolongement dans le corps social. Le foisonnement des droits subjectifs a eu sa part dans le phénomène global de l'inflation du Droit. Non pas simplement par gonflement du volume, mais par agitation, remous du contenu. L'ego, en entrant dans le système, y introduit ses passions, ses revendications, peut-être l'explosif d'une action en justice. Tous ces droits se bousculent, se disputent, se battent. On peut écouter l'adage dans un écho de chahut : les Droits individuels qui lèvent orgueilleusement la tête (summum jus) disparaîtront dans la nuée, une nuée d'injures et d'injustices (summa injuria). C'est une prophétie moralisante.

 

[Ce texte devait paraître initialement dans l'hebdomadaire Le Point en 1996. Il est rendu public sur le site de cette exposition virtuelle grâce aux bons soins de M. Guy Carcassonne.]